Daniel Mesguich, Directeur du Conservatoire national supérieur d'art dramatique, vient
de transmettre une lettre ouverte au Président de l'Université de La Rochelle. Un homme de responsabilité, du monde du theâtre. Une réflexion acide, sinon lucide. Une pièce de plus au dossier des
polémiques autour de la pièce de théâtre estudiantine à l'Université de La Rochelle. Une analyse qui dit prendre en compte toutes les dimensions du jeu théâtral, mais qui s'appuie sur le seul
texte de la pièce.
Le mot est lâché: "interdiction"!
Et le mot est laché: "Directeur (du Conservatoire national supérieur d’art dramatique), je l’aurais, je ne crains pas de le dire, tout simplement interdite, puisque ne pouvant être présentée qu’es-qualité, et
engageant mon établissement".
*N'est-ce pas en contradiction avec les termes du "Manifeste pour la liberté de création"?
Lettre
ouverte des responsables du théâtre "Toujours à l'Horizon"
Et voir après la lettre de M. Mesguich, les positions des membres de l'Observatoire de la liberté de création, transmise aux candidats à la dernière présidentielle et qui conserve sa plein actualité!
*N'est-ce pas une condamnation implicite des étudiants qui ont contribué à écrire cette pièce et à la jouer, en laissant
supposer qu'ils pourraient des étudiants pas clairs, à défaut d'être des neo-nazis. Il est vrai qu'il ne les connaît pas, ne les à pas rencontrés, ni lus, ni eux, ni les responsables du Théâtre
"Toujours à l'horizon". Voici l'expression des responsables du Théâtre "Toujours à l'horizon":
Lettre
ouverte des responsables du théâtre "Toujours à l'Horizon"
Interessant, percutant, mais ... convaincant ? Ou donneur de leçons professorales, voire directoriales, du haut d'un statut professionnel de belle qualité?
En tout état de cause, la pièce ne sera pas rejouée à La Rochelle, ainsi en ont décidé les étudiants. La proposition finale de M. Mesquich, dans la veine d'une
(auto-)censure, n'est donc pas à l'ordre du jour et ne le serait pas, de toute manière.
Ne serait-il pas temps de se tourner, ensemble, vers un combat commun, un travail éducatif contre le racisme, l'antisémitisme et l'extrême-droite, ce
qu'a proposé notre Section LDH et qu'a accepté le Président de l'Université.
Nous publions la letttre de M. Daniel Mesguich, pour contribuer à l'information et à la réflexion de nos lecteurs et l'analyse
critiqe d'Alfred Knapp, universitaire de La Rochelle.
Nous rappelons la position de la section rochelaise de la LDH: Une lettre de la section LDH
à M. le Président de l'Université de La Rochelle, qui se prononce pour le débat citoyen et contre toute censure.
H.M.
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Lettre de M. Daniel Mesguich,
Monsieur le Président,
S’il est certain qu’une pièce de théâtre consiste essentiellement en le spectacle qu’elle présente, non en son seul texte, qui n’en est qu’une partie que,
précisément, le travail scénique éclaire, déploie, transforme, s’il est certain que l’humour est, ou devrait être, le dernier mot d’un tel spectacle, et que ne pas lui faire assez confiance,
c’est courir le risque de sembler en manquer soi-même (mais je ne crois pas, quant à moi, en être trop dépourvu, ni non plus, je crois, trop ignorer les lois du théâtre en général), je vous dis
aujourd’hui, ayant lu Le Rôle de vos enfants dans la reprise économique mondiale, que les étudiants ont présentée à La Rochelle, que je considère cette pièce, comme dégageant – quoique je veuille
bien penser pourtant que c’est à l’insu de la plupart de ceux qui l’ont mise en scène et jouée – des relents bien nauséabonds.
Les Juifs, certes, ne sont pas l’objet principal de ce texte. Ils ne sont ici attaqués et moqués qu’en passant. Mais voilà : c’est précisément cela, l’antisémitisme
d’aujourd’hui en France : nous ne sommes plus en 1930, et voudrait-on écrire une pièce résolument antisémite que l’on ne ferait pas, de nos jours, autre chose : un texte pour faire rire, et où
les juifs sont, tout naturellement, des banquiers véreux et dangereux, ou encore des chasseurs de tête sans morale aucune et prêts à être achetés d’une liasse de billets.
Homme de théâtre (j’ai monté plus de deux cent spectacles) je n’aurais jamais, je vous le dis, monté une telle pièce. L’antisémitisme latent (puis, finalement,
manifeste) n’en aurait pas été – bien que suffisante – la seule raison, d’ailleurs, mais passons.
Professeur (au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, à l’Ecole normale supérieure de Paris), je n’aurais jamais laissé passer cela, j’aurais discuté,
analysé, expliqué, et, je l’espère, convaincu… Directeur (du Conservatoire national supérieur d’art dramatique), je l’aurais, je ne crains pas de le dire,
tout simplement interdite, puisque ne pouvant être présentée qu’es-qualité, et engageant mon établissement. Comme j’aurais interdit une pièce qui dénoncerait le viol en montrant,
que sais-je, que leur auteur en auraient été tout naturellement des Roms, ou des Arabes, et où les Roms ou les Arabes n’auraient été que cela.
Car l’on trouve peut-être de par le monde des Juifs comme ce grand banquier immonde, pourquoi pas ? Mais on trouverait aussi de grands banquiers immondes
protestants, anglicans, musulmans, etc.
Eh bien, nous dit-on : il a fallu choisir, et ceux-là sont juifs.
Ah ces juifs. Avec eux, on ne peut rien dire. Ils nous demandent même de cacher leurs noms, preuve que…etc. Preuve, surtout, qu’ils savent de quoi l’on parle, et
qu’ils défendent des valeurs que l’Université de la Rochelle, me semble-t-il, devrait défendre.
Comme toujours en cette histoire d’antisémitisme, tout est à l’envers : dans la pièce, des juifs en viennent à s’attaquer à des enfants (des nouveau-nés), quand ce
sont, dans la réalité, des milliers et des milliers d’enfants juifs qui sont morts assassinés
Mais c’est de l’humour, nous dit-on. On ne veut que fustiger, par des stéréotypes, la finance sans pitié. Nous savons, pourtant, que l’auteur, Eric Noël, est un
néo-nazi bien connu au Canada pour ses opinions, et qu’il s’est entouré d’une poignée de jeunes néo-nazis rochelais pour produire cette pièce…
Non, rassurez-vous cette dernière assertion était de l’humour. J’ai seulement voulu fustiger le néo-nazisme (nul ne peut, n’est-ce pas, nier qu’il existe de ci de
là des étudiants néo-nazis)…
La pièce s’en prendrait aux banquiers et, non, aux juifs. S’en prenant à un banquier juif, il s’en prendrait pourtant vraiment aux banquiers, mais faussement aux
juifs ? A qui veut-on faire croire cela ? Ou encore : qui aurait intérêt à le croire ? Si des stéréotypes devaient être « dénoncés », il eut fallu créer un personnage d’antisémite comme il en a
été fait du banquier, et non pas faire du banquier lui-même… un juif.
A moins que les juifs soient plus néfastes et davantage à dénoncer que les antisémites, à vous, monsieur le Président, de vous déterminer.
On se fait banquier, mais l’on nait juif. Attaquer les uns (encore que cela dépende de la manière, n’est-ce pas) est un combat, attaquer les autres est un racisme.
Aucun concept a priori politiquement correct de « liberté d’expression » ne tient devant cette évidence.
Je crains d’ailleurs que les uns, les banquiers internationaux, se moquent éperdument qu’un spectacle d’étudiants à La Rochelle les caricature. Je crains qu’ils ne
se remettent bien vite de telles attaques, qui ne changeront rien, hélas, au monde comme il va (j’ai moi-même joué dans Capital de Costa-Gavras, film qui « dénonce » les méthodes de la finance
internationale – film coproduit… par des banques. Les banquiers coproducteurs trouvaient qu’on ne les ménageait pas, et ils en souriaient sympathiquement). Je crains, ainsi, qu’il n’en soit pas
de même, hélas, pour les autres, les juifs, pour qui toute goutte d’eau au moulin du racisme peut, nous l’avons hélas vu fort récemment encore, être fatale. Je demande à vos étudiants de penser à
cette différence fondamentale avant de s’amuser à cette précision de caricature.
Le théâtre ne pardonne pas, tout y est symbole. Dès qu’on nomme ces banquiers Juifs, les juifs sont autant attaqués que les
banquiers.
Maladresse ? Je l’ai d’abord cru. Mais voici qu’en cette pièce, les juifs reviennent, en les personnes de deux rabbins chasseurs de (vieux) nazis
qui d’abord ne veulent pas « pardonner » (c’est a priori mal, n’est-ce pas, comme s’il s’agissait d’une quelconque rancune : nulle réflexion sur le pardon, l’oubli, etc.) puis veulent bien
cependant, et serrent la main du nazi… contre de l’argent !
C’est la goutte d’eau. Et voici les auteurs de la pièce dévoilés. Cette deuxième malhabileté n’est plus une malhabileté et fait douter que la
première le fut.
« Dénoncer les stéréotypes » disent les auteurs : des rabbins chasseurs de nazis qu’on achète avec des billets de banque ne sont pas un stéréotype (en
connaissez-vous beaucoup, monsieur le Président ?). Mais l’antisémitisme larvé qui préside à l’invention de ce genre de personnages, oui, est un stéréotype. Je croyais qu’il fallait dénoncer les
stéréotypes, et non les conforter…
Pour finir, si ce n’est pas là l’intention consciente de la majorité des étudiants entraînés dans cette affaire, si celle-ci est ailleurs, alors il ne
couterait rien, n’est-ce pas, d’appeler, dorénavant, la banque « Dupont », et de couper purement et simplement l’infâme court passage des Rabbins véreux, n’est-ce pas ? Pourtant si cela devait
demeurer dans les représentations à venir, ah, si cela demeurait, il faudrait en conclure que…
Monsieur le Président, la liberté d’expression a bon dos.
L’humour a bon dos.
J’ai même entendu parler à ce propos, ô mon dieu, de Shylock et Shakespeare, ou de Montesquieu !….
Président d’une université, il vous appartient de savoir lire ce genre de dérives. Je vous rappelle que l’appel à la haine « raciale », même sous la forme différée
d’un dialogue « rigolo » (ou qui se veut tel) est un délit.
En tant qu’homme de théâtre, et sans aucunement présumer des intentions du metteur en scène, dont je respecte a priori, le travail, je dis que ce texte est
infâmant, et dangereux.
A vous de réagir, ou pas.
Veuillez agréer, monsieur le Président, l’expression de mes salutations les meilleures.
Paris, le 12 juin 2013
Daniel Mesguich
Directeur du Conservatoire national supérieur d'art dramatique
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Les principes émis par les membres de l'Observatoire de la liberté de création et soumis aux candidats à la dernière présidentielle:
"Elus : vos engagements contre la censure "
Nous, membres de l’Observatoire de la liberté de création, demandons aux candidats et aux
partis républicains de s’engager sur les principes suivants.
*L’œuvre d'art, qu'elle travaille les mots, les sons ou les images, est toujours de l'ordre de la représentation. Elle impose donc par nature une distanciation qui permet de l'accueillir sans la confondre avec la
réalité.
*C'est pourquoi l'artiste est libre de déranger, de provoquer, voire de faire scandale. Et c'est pourquoi son œuvre jouit d'un statut exceptionnel, et ne saurait, sur le plan juridique, faire l'objet du même
traitement que le discours qui argumente, qu'il soit scientifique, politique ou journalistique...
*Il est essentiel pour une démocratie de protéger la liberté de l'artiste contre l'arbitraire de tous les pouvoirs, publics ou privés. Une œuvre est toujours susceptible d'interprétations diverses, et nul ne
peut, au nom d'une seule, prétendre intervenir sur le contenu de l’œuvre, en exiger la modification, ou l'interdire.
Nous vous demandons d’affirmer que le libre accès aux œuvres, au sens de l’article
27 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme est un droit fondamental pour le public, et que l’artiste doit pouvoir
librement créer, diffuser et accompagner ses œuvres. L'information du public sur le contexte (historique,
esthétique, politique…), le débat sur les œuvres, doivent remplacer toute forme d'interdiction, notamment fondée sur la morale ou la religion, ou toute forme de sanction.
Nous vous demandons d’organiser avec les élus de votre parti des rencontres et des
débats, en présence des artistes et des associations concernées, pour favoriser le débat républicain et éviter que des
décisions de censure ne soient prises.
Nous vous demandons de les inviter à respecter les principes suivants :
‐ Avant de parler d’une œuvre, la voir ou la lire dans son intégralité. Cela paraît simple, mais ce principe éviterait beaucoup de contresens.
‐ Préserver le sens de l’œuvre du jugement autoritaire, en rappelant
que le fond ne va pas sans la forme, et que l’œuvre est par
essence polysémique, donc susceptible d’interprétations multiples : aucune ne doit prévaloir sur toutes les autres, ni celle de l’auteur, ni celle du
juge, ni celle du responsable politique ou religieux.
‐ Distinguer, dans une œuvre qui utilise le discours, les propos des personnages,
du narrateur, et les propos de l’auteur.
‐ Préserver un espace critique pour débattre des œuvres : organiser par exemple des débats, quand il y a une demande de censure
locale, plutôt que d’y faire droit, et permettre à chacun de s’exprimer. Publier tel texte avec une préface
plutôt que d’en interdire la circulation.
‐ Renforcer l’éducation artistique et l’action culturelle, à l’école et tout au long de la vie : l’art est un médium de débat et de
citoyenneté, et chacun doit pouvoir en discuter à égalité.
Les signataires:
Adid, Association du cinéma indépendant pour sa diffusion
Aica-France, section française de l'Association internationale des critiques d'art
ARP, association d'auteurs-réalisateurs-producteurs
Cipac, Fédération des professionnels de l'art contemporain
LDH, Ligue des droits de 'Homme
Ligue de l'enseignement
SGDL, Société des gens de lettre
Snap-CGT, Syndicat national des artistes plasticiens
SRF, société des réalisateurs de films
Contact:
Observatoire de la liberté de création
Ligue des droits de l'Homme
13 Rue Marcadet 75018 Paris
01 56 55 51 07
communication@ldh-france.org
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Analyse d'Alfred Knapp (Universitaire La Rochelle)
"Je remercie Henri Moulinier pour sa mise au point. Il me paraît en effet que Daniel Mesguich a abusé, comme
le font beaucoup d’autres, de son statut d’expert en arts dramatiques pour peser dans un débat citoyen dans lequel il n’est pas plus qualifié que n’importe quel(le) autre citoyen ou citoyenne de
ce pays : celui de la liberté de l’expression artistique. J’y reviens.
Il faut lui concéder que ce n’est pas lui qui a commencé. C’est Michel Goldberg qui – avant de nous
présenter la lettre de D. Mesguich – nous fait savoir que ce dernier est « directeur » du « Conservatoire National
…. », qu’il « a mis en scène plus de 200 spectacles », qu’il a
été « comédien dans d’innombrables
pièces… » et qu’il
est « auteur d’ouvrages sur le
théâtre ». Ensuite, Michel nous invite à nous promener sur la page Wikipedia de l’artiste.
Ce n’est qu’après ces préliminaires que nous avons droit à savoir ce que Daniel Mesguich a à nous dire.
Cette manière de procéder me surprend, surtout de la part de quelqu’un qui s’est spécialisé depuis plusieurs
années sur l’analyse des stratégies d’argumentation – en particulier des stratégies manipulatrices. Une des techniques de manipulation les plus utilisées – Michel Goldberg n’est certainement pas
sans le savoir – est celle de l’abus des titres académiques (ou autres) dans le débat sur des questions de société.
Dans un débat sur une question précise, organisé par une revue scientifique, il paraîtrait curieux – pour ne pas
dire légèrement ridicule - de voir les protagonistes faire précéder leurs arguments d’une énumération de leurs titres académiques, le nombre de leurs articles et livres publiés et le renvoi sur
la page Web de Wikipédia qui souligne leur notoriété. Ils publient leurs arguments et ajoute l’institution scientifique dans laquelle ils travaillent, c’est tout. C’est le procédé usuel.
Pourquoi donc – avant toute prise de parole - annoncer aux lecteurs et lectrices que la personne qui nous parle
est célèbre pour ces nombreuses contributions d’expert ? Quelle est la fonction de cette stratégie d’argumentation ? Attend-on à ce que le lecteur mette son cerveau en état de veille,
impressionné par le fait que c’est un TRES GRAND qui lui parle ? Cet abus des « titres d’expertise » me paraît illégitime même si le débat portait effectivement sur le sujet de
l’art dramatique. Ce n’est pourtant pas le cas ici.
Quelle est la question centrale ?
Il s’agit de savoir s’il y a une justification pour restreindre la liberté d’expression artistique
parce qu’une partie du public considère, sur la base de son interprétation, qu’une œuvre donne lieu à des dérives dangereuses, des « relents nauséabonds » comme le dit Daniel Mesguich, des « atteintes aux sacré », diront les intégristes religieux de tous bords.
Quand, en 2011, les intégristes catholiques ont violemment protesté contre la pièce de théâtre
« Sur le concept du visage du fils de Dieu » de Romeo Castelluci, où l'on voit un vieillard incontinent et un
fils affrontant la déchéance de son père sous l'image d'un gigantesque Christ, ils l’ont fait – du moins certains parmi eux – sur la base d’un sentiment sincère de blessure. D’autres, comme le
maire de Rennes ou encore le Père Nicolas Guillou, n’ont pas eu la même interprétation et parlaient « d’erreur de perspective » de la part des manifestants. Malheureusement, cette pièce a été
pris pour prétexte pour mobiliser des centaines de personnes qui n’avaient ni vu ni lu l’œuvre : "Il ne faut pas qu'il y ait une seule représentation sans
qu'il y ait des catholiques devant le théâtre pour faire œuvre de réparation. Il s'agit d'une profanation
à partir du moment où le visage du Christ est
souillé", avait déclaré Alain Escada, secrétaire général de
Civitas. Le Père Guillou, qui, lui, été présent à la représentation avait trouvé que le Christ y était "très présent" et qu'il y était avant tout question d'une "humanité qui se pose des questions sur la base de
Dieu". (Le Monde.fr, 11.11.2011).
Deux interprétations diamétralement opposées de la part de personnes appartenant à la même famille de
croyances religieuses. Il me paraît normal et sain que ces opinions soient exprimées et débattues publiquement. Ce qui ne me paraît pas sain, c’est le fait de mobiliser des centaines de personnes
totalement extérieures à ce qui s’est réellement passé sur scène, uniquement sur la base de leur appartenance à la religion catholique. C’est exactement ce qui est passé avec la pièce des étudiants à l’Université de La Rochelle.
Daniel Mesguich, dont la lettre se démarque agréablement des invectives et injures qu’on a pu lire
dans certains échanges sur notre forum, souligne « qu’une pièce de théâtre consiste essentiellement en le spectacle qu’elle présente, non en son seul texte, qui n’en est qu’une partie que,
précisément, le travail scénique éclaire, déploie, transforme ». Mais par la suite, il s’appuie exclusivement sur le texte écrit pour arriver à la conclusion qu’il s’agit d’une pièce antisémite, en arguant que,
en tant que metteur en scène expérimenté, qu’il « ne (croit) pas être trop dépourvu, ni non plus, je crois, trop ignorer les lois du théâtre en général ». Je ne mets pas en doute son art et ses grandes
connaissances « des lois du théâtre en
général ». Mais ici, il s’agit
d’un cas concret. Les étudiants et leurs encadrants affirment qu’ils ont mis en œuvre suffisamment d’éléments (gestuelles, exagérations grotesques, loufoquerie…) pour permettre d’autres
interprétations que celles d’une « incitation à la haine raciale ». Ils se trompent peut-être. Daniel Mesguich n’aurait « jamais monté cette pièce », dit-il, non seulement en raison de « son antisémitisme
manifeste ». Après avoir parlé
avec plusieurs personnes qui ont effectivement vu la pièce ainsi qu’avec des personnes directement impliquées dans son écriture, je peux affirmer que rien ne justifie le procès d’intention qui
est fait à cette pièce et aux personnes qui l’ont réalisée. Je vous invite à lire à ce propos les contributions publiées sur le site des étudiants auteurs et comédiens. (https://sites.google.com/site/soutientheatreetudiant/home)
Dans mes discussions avec quelques étudiants comédiens/auteurs – je voulais quand même être sûr de ne
pas être induit en erreur par des crypto-nazis – il m’est apparu que ce sont de jeunes gens totalement dépourvus de visées antisémites ou de volonté "d'appeler à la haine raciale ». Je connais le travail de la metteure en scène, Claudie Landy, depuis
plusieurs années et je l’apprécie – en accord avec un grand nombre de personnes de notre ville - pour justement son engagement contre toute forme de racisme. A moins que Claudie mente depuis des
décennies et que les étudiants soient de parfaits simulateurs, je ne vois pas de raison de douter de leur sincérité. Alors, ils ont pu commettre une grave erreur d’appréciation : ils ont
peut-être mal agencé tel ou tel passage prêtant ainsi – involontairement, comme le concède aussi Danièl Mesguich- à un malentendu douloureux. A la première discussion avec M. Goldberg, les
étudiants, abasourdis et choqués par le reproche d’antisémitisme qu’on leur faisait, ils n’ont pas voulu ou pas pu voir les failles possibles de leur pièce. A la deuxième discussion, c’était trop tard. La machinerie de condamnation par envois massifs de mails
à un grand nombre de personnes, à des représentants des autorités, à la présidence de l’université était lancée. Et sur cette initiative s’est greffé une manipulation indigeste d’un très,très
petit nombre de personnes dont j’ai du mal à comprendre les motivations, tellement le niveau d’irrationalisme et de haine dogmatique est impressionnant : voulaient-ils utiliser cette affaire
pour taper – à bon marché - sur le président de l'ULR? ont-ils ils quelque chose à gagner quelque part ailleurs, n’ayant aucun rapport avec l’université ? Nous aurions peut-être pu
éviter tout ça en organisant dès le début un débat public entre les étudiants, les auteurs, la metteure en scène et le public (et au-delà). C’est ce que j’ai proposé à Michel Goldberg quand il
m’a téléphoné pour me demander de le soutenir dans sa demande au président de condamner la pièce (v. ma première contribution sur ce forum). Il n'a pas voulu ce débat, son jugement était fait, la
seule issue, pour lui, était la condamnation de la pièce par le président de l'université.
Les étudiants et le (très) jeune auteur québécois qui les accompagnait ont probablement commis des
erreurs de maladresse, peut-être graves. Ils ont peut-être commis l’erreur de « se braquer » lors de la première confrontation avec Michel Goldberg, défendant bec et ongles leur
conception de « second degré ». Mais la plus grande erreur des étudiants a été de sous-estimer la malhonnetêté de ceux qui prétendent vouloir discuter avec les eux tout en mobilisant un
réseau efficace pour la faire «condamner » et la volonté d’instrumentalisation de cette pièce par d’autres à je ne sais quelles fins.
Qu’il y ait donc eu des imperfections dans le texte ou la mise en scène, même graves,
comme le semble insinuer Daniel Mesguich, je peux le concevoir et je fais confiance au jugement du professionnel qu’il est. Mais là où il franchit « la ligne rouge » selon les mots d’Henri Moulinier, c’est quand il dit qu’en tant
que « directeur », il aurait « interdit la pièce » et que le président de l’université de La Rochelle aurait dû en faire autant.
Nous sommes ici sur un terrain où même le plus grand metteur en scène du monde n’est pas plus qualifié
que n’importe quel autre citoyen pour mener sa réflexion. Est-il justifié de restreindre la liberté d’expression, et à fortiori la liberté d’expression artistique, pour éviter au public (et les
auteurs) d’être victimes de graves blessures ou erreurs, morales ou intellectuelles ? Daniel Mesguich semble répondre par l’affirmative sans fournir un seul argument, sinon celui de son
statut de directeur et d’expert en art dramatique. Pour ma part, je suis en total désaccord avec cette position. Comme l’ont souligné les philosophes des Lumières, c’est justement pour permettre
au grand public de « penser par
lui-même » et d’être
« majeurs dans l’exercice de leur faculté de jugement » qu’il faut permettre aux idées de circuler le plus librement que possible, qu’elles soient justes ou fausses, bonnes, mauvaises ou même
exécrables. L’histoire des sciences nous fournit un exemple édifiant : ce n’est qu’à partir du moment que les sciences se sont libérées du carcan des autorités religieuses qu’elles ont pu
faire les progrès fulgurants de ces derniers siècles. Cela n’a pas empêché les erreurs, loin s’en faut, mais la libre circulation de ces « erreurs » a permis à la communauté
scientifique (et au public éclairé) de détecter plus vite les failles dans les raisonnements ou les expériences - et à les corriger.
Dans le domaine des problèmes de société, les choses ne sont pas différentes – ou ne devraient pas
l’être. Le débat sur la peine de mort ne gagnerait rien si on interdisait aux gens de s’exprimer pour ou contre ce châtiment. Et ce ne sont pas les titres académiques qui devraient jouer un rôle
dans ce débat. Si Robert Badinter a réussi a convaincre, ce n’est pas – je l’espère – parce qu’il est un brillant avocat ayant plaidé de manière magistrale des centaines de cas, mais parce que
ses arguments pour l'abolition de la peine capitale avaient une grande cohérence intellectuelle et qu’ils témoignaient au moins d’une aussi grande valeur et rigueur morale. Que vaudrait ma
conviction si elle était surtout basée sur mon respect devant l’expertise juridique de « l’éminent avocat Badinter » devenu ministre? Pas
grand’chose. Il suffirait qu’arrive sur scène un avocat encore plus célèbre, encore plus adulé par ses pairs et le grand public, argumentant en faveur de la peine de mort pour me faire basculer
dans le camp des partisans de M. Le Pen, du moins au sujet du retour de la guillotine.
Malheureusement, dans le domaine des approches politiques et culturelles du monde dans lequel nous
vivons, la libre circulation des idées est sérieusement entravée un peut partout dans le monde. Dans les régimes totalitaires comme l’URSS ou sous le nazisme, c’était l’interdiction tout
court, la liquidation physique et/ou le traitement psychiatrique des « déviants ». Dans les sociétés démocratiques, c’est la concentration gigantesque de la propriété des média qui fait
que certaines idées inondent jour pour jour le grand public tandis que d’autres approches, alternatives et parfois d'un très grand intérêt pour la société, se trouvent totalement marginalisées –
par le simple jeu de quelques « filtres » économiques et institutionnels. L’appel à l’interdiction et au
traitement par les tribunaux, de l’expression d’opinions jugées « dangereuses » ou « inacceptables » est heureusement totalement banni des sciences plus avancées. Il joue
malheureusement un rôle non négligeable dans le débat politique, historique et artistique.
Cependant, un autre facteur n’est pas négligeable – et il est grand temps de s’en débarrasser,
d’autant plus que la tâche est facile - il suffit de simplement laisser tomber une pratique à laquelle le monde intellectuel participe trop activement : c’est cet abus dont je parle, du
statut « d’expert », de « scientifique », de « personnalité publique » dans les débats de société – que ce soit la liberté d’expression, la peine de mort, le
principe de précaution en matière d’environnement et j’en passe. En essayant d’impressionner les gens par le poids de nos « titres » et nos accréditations institutionnelles, académiques
et médiatiques, nous ne faisons rien d’autre que de les empêcher ou du moins freiner dans le libre exercice de leur faculté de réfléchir et de juger.
Si Daniel Mesguich apostrophe Gérard Blanchard en lui indiquant que « l’appel à la haine raciale », même sous la forme différée
d’un dialogue « rigolo » (ou qui se veut tel) est un délit », il lui reste une chose à faire : qu’il porte plainte pour que la justice se prononce. Mais nous revoilà à la question centrale : en
quoi un juge est-il plus qualifié que M.Blanchard, M.Goldberg ou n’importe quel membre de notre communauté de statuer sur les « propos d’un protagoniste dans un pièce de
théâtre » qui ne sont jamais à identifier
à priori avec les opinions de l’auteur ? Dans le traitement de la polémique autour de la pièce de théâtre des
étudiants, le président de l’Université de La Rochelle, Gérard Blanchard, a agi – à mon avis - dans la meilleure tradition du libéralisme politique, jugeant que ce n’est pas le rôle des autorités
administratives de notre établissement d’intervenir dans le contenu d’une création artistique. L’ULR a été injustement accusée d’être un lieu où « l’antisémitisme a de nouveau pignon sur
rue ». Je pense que nous devrons
nous défendre collectivement et publiquement si la manipulation du public par la diffusion de versions extrêmement atrophiées de la pièce, par des menaces et injures par mail, les envois de colis
remplis d’excréments (à la metteure en scène et peut-être bientôt à d’autres) continuent d’empoisonner la vie de plus en plus de personnes de notre communauté universitaire (et bien
au-delà).
Alfred Knapp - Maître de conférences
Directeur du CIEL
Centre Inter-Pôles de l'Enseignement des Langues
tel.: (0033) (0)5 46 50 72 28